Dans le cadre du festival du film ethnographique de l’association L’Autre de l’université Bordeaux-2, j’ai assisté le samedi 9 avril à la projection du film L’Ordre des mots dans le « troquet LGBT hétéro-friendly » (comme ils se décrivent) L’Ours marin. Cette année, Le thème du festival était les frontières et cela justifie le choix du film : après le trouble, voici la frontière dans le genre. Le sujet du film était la question trans. On pourrait, certes, parler de question transsexuelle ou même transgenre, mais il s’agit ici de toutes les formes de trans qui peuvent exister.
Je n’ai pas été vraiment perdue au cours de ce film, j’ai déjà été amenée à lire des ouvrages sur les études de genre qui m’avaient fait me poser certaines questions, notamment sur l’aspect social du genre. Petit à petit, néanmoins, j’ai mesuré l’étendue de mon ignorance : je n’ai jamais eu vent de tout ce que j’entendais dans ce film. Succession de témoignages sincères et sincèrement émouvants, je me suis sentie inculte – non pour me dévaloriser gratuitement mais parce que, clairement, incultes, nous l’étions quasiment tous face à ce film. Ce qui finit par susciter d’innombrables interrogations.
« Est-ce qu’on appartient à l’humanité si on n’est ni un homme ni une femme ? »
La première, la plus évidente, serait : qu’est-ce qu’être trans ? Serait-ce un malade psychiatrique gravement atteint, comme le prônent la plupart des médecins psychiatres ? Il suffit d’écrire dans un dictionnaire médical « Ceci est une maladie » pour que cela le devienne ; or, dans le cas de la question trans, il n’existe pas de « preuve » tangible pour déterminer ce que c’est. On devient trans par défaut, raisonnement par l’absurde : ni schizophrène, ni maniaco-dépressif, ni, ni… Donc, sans doute, trans, si vous vous sentez mal. Donc, en gros, si vous êtes un homme, c’est que vous voulez devenir femme (Male to Female, MtF), et si vous êtes une femme c’est que vous voulez devenir un homme (FtM), non ? … Et si c’était plus complexe qu’il n’y paraît ? Au diable la bicatégorisation ! Le documentaire soulève en outre une sorte de chape de plomb : non, on n’est pas forcément FtM ou MtF… On peut aussi être (devenir) F/MtU (Unknown).
Il s’agissait alors pour moi de découvrir un horizon clairement nouveau : qu’est-ce qu’être un homme ? Une femme ? « On ne naît pas femme, on le devient », écrit Simone de Beauvoir. D’accord, partons de ce principe que le genre (homme/femme) est social. Et donc… à vrai dire, à part ça, je ne sais rien d’autre. D’autant que, suivant le documentaire, les intersexes sont considérés comme atteints d’une « pathologie », urgence sociale et médicale. Une personne intersexe, dans le film, se décrit ainsi : « On nous a posés entre les sexes, mais on est hors du sexe. Je n’ai jamais sécrété d’hormones sexuelles. J’ai tendance à me décrire comme rien, je ne suis rien, au sens d’absolu, infini, pas au sens négatif. » Concluant : « Dans l’immense majorité des cas, on ne sera jamais ni un homme ni une femme, on sera nous, tout simplement. »
Trans : une maladie mentale ?
Le corps médical français s’obstine à psychiatriser les trans : le protocole pour accéder au traitement hormonal dans un premier temps (2 ans) puis à une opération (2 ans) est extrêmement long et contraignant et laisse beaucoup d’individus sur la touche. Une trans du documentaire soulève une question importante : un jour, après quelques rencontres, on lui dit : « Non, vous n’êtes pas femme, vous ne pouvez plus continuer »… Ces personnes qu’on met ainsi de côté, où sont-elles ? Le doctorant en sociologie Arnaud Alessandrin souligne l’idée de « bouclier thérapeutique » : parce qu’il pourrait y avoir des excès, des regrets, les médecins préfèrent semer le chemin d’obstacles, brandir leur bouclier thérapeutique mâtiné de professionnalisme et empli de retenue et de bonne conscience : « C’est pour votre bien ». Ce même corps médical, lorsqu’un bébé naît intersexe, décide (avec les parents) d’assigner un sexe à l’enfant, dans des violences physiques assez intenses pour un si jeune être.
Qu’on colle aux trans l’étiquette de « malades mentaux » commence à ressembler à une obstination sans fondement : depuis 50 ans, la psychanalyse n’a guéri personne (personne !), alors que l’opération a permis à quasiment tous ceux qui sont passés par cette étape de se sentir mieux. Qu’un médecin se permette de dire : « Dans l’espèce humaine, il y a deux races, les hommes et les femmes, la transition est impossible » devrait devenir aussi choquant qu’un médecin qui dit à une femme qui avorte qu’elle l’a « bien mérité ». Un MtF ne devient pas une femme après l’opération : « Je ne suis pas une femme. Au mieux, je suis une femme trans. » Ce que ce film s’applique à répéter, c’est qu’il faudrait rompre avec le clivage simpliste que le monde nous impose. S’accepter tous comme on est, dans nos différences, c’est une belle leçon d’humanité, que les ricanements de certaines personnes quand on évoque la question trans, laissent présager encore longue à s’ancrer.